L'Officiel des Cuisinistes
electromenager
«La crise nous a permis de voir les avantages et les limites du système»
«La crise nous a permis de voir  les avantages et les limites  du système»

Un an après notre échange lors duquel il nous avait annoncé en exclusivité sa nomination au poste de président du directoire d’Eberhardt, société alsacienne qui importe en France les marques Liebherr, Falmec et Asko, Franck Pellé est revenu pour nous sur les différentes actualités de l’entreprise. Elles sont nombreuses. 

L’Officiel des Cuisinistes – Quel bilan tirez-vous de cette période de crise au niveau de votre activité et comment se passe la reprise chez Eberhardt ? 
Franck Pellé – Le début d’année 2020 de notre division ménager était très bon, la tendance du mois de mars également. Evidemment, tout s’est arrêté le 17 mars de façon brutale. Même les camions en cours de livraison n’ont pas pu décharger et sont donc revenus au dépôt. Et dans le même temps, nous avons continué à recevoir la marchandise des usines de nos différentes marques. Il a donc fallu gérer ça. Nous avons aussi fait face à des demandes de délais de paiement supplémentaires de la part de nos clients, à cause du manque d’informations des pouvoirs publics au tout début de la crise. Les dix premiers jours, nos clients n’avaient pas encore le réflexe d’aller voir leur banque pour s’organiser, que ce soit pour les reports d’échéances, les annulations éventuelles ou la mise en place d’un prêt garanti par l’Etat. Du coup, leur première réaction a été de contacter les fournisseurs comme nous pour demander un report des paiements. Nous avons donc eu ces trois problèmes à gérer de manière assez violente. Avoir beaucoup de travail n’est pas un problème en soi, mais avoir beaucoup de travail quand le chiffre d’affaires s’effondre, c’est plus compliqué. Au final, le mois de mars s’est clôturé à – 30 %, le mois d’avril à – 60 %. Nous avons vu les affaires reprendre en mai, tout simplement quand les dates de déconfinement ont été annoncées. L’optimisme est alors revenu, les distributeurs ont reconstitué leurs stocks, sachant que certains avaient réalisé des ventes en ligne. Nous avons réussi à être étal en mai, par rapport à l’année dernière, grâce à la pose libre. Logiquement, c’était plus lent à redémarrer pour l’encastrable, car les cuisinistes devaient se réorganiser à la réouverture de leur magasin. Au moment où je vous parle, le mois de juin part très fort (ndlr : entretien réalisé le 5 juin 2020). Nous attendons une croissance de 30 %. C’est un semi-rattrapage. 

O.C. – Quelles sont les conséquences pour l’entreprise ?
F.P. – Une entreprise peut ne pas gagner d’argent une année. Ce n’est pas forcément grave si elle est saine et solide financièrement. L’important est de savoir ce qu’elle prépare pour l’avenir. Si le chiffre 2020 est trop mauvais, tu dois réduire la voilure au niveau de la structure et du coup, tu prépares mal les années suivantes, puisque tu perds une partie de tes collaborateurs donc de tes compétences. Si les pertes ne sont pas catastrophiques, tu peux garder intacts ta structure et tes projets. C’est ce que nous envisageons. Bien sûr, j’anticipe des répercussions au niveau du chiffre d’affaires, notamment face à un historique très bon au dernier trimestre 2019. Même si elle est légèrement négative, l’année sera acceptable et ne remettra pas en cause nos projets. 

O.C. – La transformation digitale est un axe majeur d’évolution pour Eberhardt. La crise a également été synonyme de télétravail. En quoi cette période va-t-elle changer le fonctionnement interne chez vous ?
F.P. – Nous avons une très grande chance. Dès 2018,face aux nombreux mouvements sociaux nationaux de 2018 et 2019, nous avons décidé de nous prémunir de tout blocage dans les déplacements, en investissant dans des outils digitaux comme Teams ou SoftPhone, pour faciliter nos communications internes. Du coup, quand le Covid-19 est arrivé, nous étions prêts à les mettre en application. Ça n’a pas été une épreuve, mais un challenge. Bien sûr, après les outils pour développer le télétravail, il faut une méthode. Nous avions prévu une mise en place de ce mode de fonctionnement pour janvier 2021. La crise sanitaire a accéléré ce processus. Après presque trois mois à distance, tout le monde est revenu le 2 juin au bureau pour casser le rythme du télétravail à 
100 %. Dans un premier temps, l’idée était de redonner un sentiment d’appartenance et une énergie commune. Il fallait ramener les équipes au bureau de la même manière qu’elles l’avaient quitté. Par contre, nous avons fixé le challenge d’inscrire dans la durée le télétravail avant les vacances scolaires estivales. C’est validé, tout est cadré. Nous allons démarrer avec une journée par semaine pour tester et analyser. On verra à l’élargir éventuellement ensuite si c’est opportun. Nous savons tous que le télétravail est également source d’inconvénients. Cette décision est un des éléments qui matérialise notre transformation digitale. De manière globale, cette transformation répond à une tendance de fond. Mais est-ce vraiment utile si tous ces outils ne sont pas utilisés par nos partenaires professionnels ? Ce qu’il faut, c’est être dans les premiers, mais pas seul. 

O.C – Il y a tout juste un an, dans nos colonnes, vous annonciez votre nomination en tant que président du directoire d’Eberhardt. C’est effectif depuis janvier 2020. Quelles sont vos ambitions pour l’entreprise ? 
F.P. – L’action du directoire s’articule autour de trois lignes directrices. La première est le respect des générations passées et à venir. Donc de pérenniser les choses. Je suis rentré en 1998 dans une entreprise qui existait depuis 1912. Pendant 86 ans, des gens avaient suffisamment bien fait leur job chez les clients et les fournisseurs pour que je puisse être respecté par ma simple appartenance à cette entreprise. Le long terme est donc une priorité. La deuxième ligne qui est étroitement liée à la première, c’est de rester indépendant. Quand tu travailles sur le haut de gamme, tu dois savoir résister au chant des sirènes. Aujourd’hui, en France, il n’y a presque plus d’importateurs dans nos métiers. Le chant des sirènes, c’est celui qui veut utiliser ta puissance et ton savoir-faire pour distribuer une nouvelle marque ou un produit et faire beaucoup de business par opportunisme. Il y a des sociétés calibrées pour ça, ce n’est pas notre cas. Nous, nous investissons dans des frais fixes relativement lourds pour assurer la pérennité et la compétence. Quand tu raisonnes à court terme, tu dois aller chercher des opportunités de marché pour faire du volume et encore du volume. Le seul moyen pour nous de résister à cela, c’est de rester indépendant financièrement. La troisième ligne, c’est d’assurer au mieux nos services pour un coût raisonnable. Ça peut paraître basique, mais aujourd’hui tout le monde considère que le métier du voisin est facile. Le distributeur se dit qu’être importateur est facile et vice et versa. L’usine peut aussi penser qu’il est simple de faire les deux. C’est faux. Quand tu as une véritable expertise dans ton métier, te remplacer n’est pas si facile. Par contre, si tu es trop cher, te remplacer devient souhaitable. Au final, si tu es efficient dans ton business pour un prix raisonnable, c’est là que le prix du ticket d’entrée devient élevé. C’est ce qui fait que nous méritons notre place dans la chaîne de valeur. Après, tout cela peut faire penser à vos lecteurs que nous sommes conservateurs. Mais c’est oublier les outils. Ce qui change vraiment chez nous en ce moment, c’est la communication et la digitalisation. J’en parlais tout à l’heure en interne, c’est aussi le cas en externe. 

O.C. – Pouvez-vous expliquer la démarche ?
F.P. – Jusqu’à présent, nous communiquions en appliquant la stratégie du push, c’est à dire en sollicitant nos distributeurs pour qu’ils mettent en avant nos produits. L’autre stratégie est celle du pull, qui consiste à investir massivement dans les médias pour s’adresser directement aux consommateurs. C’était un peu réservé aux grosses marques, nous n’avions pas les moyens d’aller sur ce terrain. L’avènement du digital nous permet désormais d’adopter un mix entre ces deux actions. Dans le fameux parcours client, nous ne misons donc plus uniquement notre communication sur le distributeur. Nous nous sommes donnés les moyens de faire parler de nos marques en constituant une équipe dédiée composée de six personnes. 

O.C. – Récemment, vous avez dévoilé un nouveau logo et une nouvelle signature, "Marque de confiance". Ce n’est pas anodin pour une entreprise plus que centenaire. Quel message cela induit-il ? 
F.P. – Au départ, la réflexion était de se dire que le mot "frères" attaché à Eberhardt était un peu dépassé et n’avait plus lieu d’être. L’entreprise a été créée en 1912 par Adolphe Eberhardt, avant d’être reprise par ses deux fils pour devenir Eberhardt Frères en 1952. Quand Christian Eberhardt a repris les reines en 1988, il n’a pas souhaité changer le nom, par respect pour son père et son oncle. Avec le récent changement de gouvernance où il n’y a plus d’Eberhardt dans le directoire, ça n’avait plus de sens. Après, nous avons travaillé sur le logo et la signature, en faisant appel à une société spécialisée qui a interrogé l’ensemble des collaborateurs et de nombreux clients. Un mot est ressorti : la confiance. Nous avons donc décidé que la signature "Marque de confiance" exprimait bien les choses, notamment par sa double signification. 

O.C. – FTK EuroCucina reporté en 2021, IFA 2020 remodelé sans exposition de produits. Quelles conséquences pour la présentation et le déploiement des nouveautés de chaque marque ? 
F.P. – De manière honnête et pragmatique, et face à l’inquiétude générée au début du confinement, ces reports ou modifications ont plutôt été un soulagement. Déjà pour une question de temps, car nous étions accaparés par la crise. Ensuite, pour l’aspect économique. En ce qui concerne la présentation des nouveautés, ce n’est pas très grave, car là encore nous avons les outils digitaux pour palier à l’absence des salons professionnels et malgré tout informer les distributeurs sur nos produits à venir. Cela dit, ce serait embêtant que cela se reproduise, car ces rendez-vous sont importants pour nos marques. Mais au final, toutes les sorties prévues auront lieu. Chez Liebherr, la collection haut de gamme Monolith va s’étoffer et toute la gamme intégrable va être renouvelée en avril 2021. Pour Falmec, l’orientation vers la purification de l’air va s’accentuer. Et ça tombe plutôt bien vu le contexte actuel. Enfin, nous allons poursuivre le déploiement du four Asko 5 en 1 qui a de vrais atouts de différenciation sur le marché. 

O.C. – L’après Covid-19 verra le temps des enseignements et de l’analyse du comportement du consommateur. Quelle est votre vision sur ces sujets ? 
F.P. – Je pense qu’il y aura une légère inflexion de la quantité vers la qualité dans les modes de consommation. Si on parle distribution, la crise nous a permis de voir les avantages et les limites du système. Beaucoup de consommateurs réfractaires se sont mis à acheter en ligne, car les magasins étaient fermés. Ceux qui était déjà habitués à acheter sur Internet se sont rendu compte des limites. Ce qui est certain, c’est que la crise a forcé les acteurs traditionnels à réagir très vite. Pour moi, cela va considérablement accélérer le mouvement vers le phygital. En fait, en quelques mois, on va gagner quelques années. 

J.S.